Oleg Sokolov: L’empereur Alexandre I et la formation de la 3e coalition

Le rôle de l’Empereur Alexadnre I lors de la formation de la 3e coalition a été traité dans le cadre de la conférence d’Austerlitz 2003 par le professeur Oleg Sokolov. Nous mettons en ligne le texte de la conférence avec aimable autorisation de l’auteur qui a développé son point de vue depuis, non seulement dans son ouvrage Austerlitz, Napoléon, l’Europe et la Russie, mais également lors de ses conférences à Austerlitz 2015 ou à Porcia en printemps cette année.

Malgré l’abondance des ouvrages consacrés à la guerre de l’empire napoléonien contre la Troisième coalition, les raisons qui ont provoqué ce conflit restent toujours, comme il nous semble, insuffisamment étudiées. Les historiens français recourent d’habitude à la simplification, qui résume le mieux une phrase d’un spécialiste célèbre de l’époque napoléoniènne Jean Tulard : “L’or anglais n’était pas resté inactive sur le continent. Il parvint à nouer une coalition, la troisième contre la France. La Russie se lassa convaincre sans difficulte … L’Angleterre promettait 1 250 000 livres par an pour chaque centaine de milliers d’hommes engagés dans le conflit par la Russie“. Un autre historien français célèbre Lachouque disait : “L’esprit du Code civil, l’ambition du nouvel Empereur inquiètent les souverains de la vieille Europe“. Autrement dit, la guerre commença parce que l’Angleterre a réussi avec l’aide de son or à unir autour d’elle l’Europe qui était déjà inquiétée par l’esprit révolutionnaire qui émanait de la France napoléoniènne.

Quant aux historiens russes, ils décrivent d’habitude les raisons de ce conflit d’une façon encore plus concis. Pour ceux-ci la guerre de la Russie en 1805 n’est rien d’autre que la guerre préventive nécessaire pour prévenir inévitable, à leur opinion, l’agression de Napoléon contre Russie. L’historien soviètique éminent Pavel Jiline écrivait : “Le renforcement de la politique napoléonienne agressive aux Balkans, l’activité des diplomates français en Turquie, créèrent le danger réel de la pénétration des troupes françaises vers la Mer Noire et Dniestr, la mainmise sur les détroits, la création du place d’armes pour la guerre avec Russie (!)“. Pour l’historien soviètique tout est clair: si en 1812 Napoléon  attaqua les Russes sur leur territoire, cela signifie, que dans sa tête de le début il n’y avaient que les plans de la conquête de la Russie et de l’asservissement du peuple russe.

L’absurdité de ce dernier point de vue est évidente. Il suffit de dire, que à partir de l’arrivée au pouvoir Napoléon pendant longtemps non seulement ne pensait pas à attaquer la Russie, mais même ne concevait pas sa ligne politique européenne autrement qu’en alliance franco-russe capable d’arrêter les guerres incessantes sur le continent et obliger l’Angleterre à se mettre à la table des négociations. Le 2 janvier 1801 lors du séance au Conseil d’Etat le Premier Consul  proclama : “La France ne peut avoir que la Russie comme alliée. Cette puissance est la clé de l’Asie …” Même au cours de la guerre avec la Troisième coalition, après la bataille d’Austerlitz, Napoléon déclare : “La Russie, je l’aurai, non pas aujourd’hui, mais dans un an, dans deux, d’ici trois ans. Le temps passe l’éponge sur tous les souvenirs et ce serait peut-être de toutes les alliances celle qui me conviendrait le plus“.

Pourtant, devant les études approfondies, le point de vue classique français ne tient non plus la critique. Car ce point de vue ne prend pas du tout en considération ce rôle fatal, que joua dans le déclenchement de la guerre l’empereur Alexandre I. C’est à ce sujet que je voudrais consacrer mon exposé.

Il faut noter qu’à partir de l’arrivée au pouvoir en mars 1801 et jusqu’à 1802 le jeune tsar russe ne s’occupait guère de la politique extérieure. Il se plonga dans les rêves des réformes qui devaient transformer le bâtiment informe de son empire. Cependant à la première collision avec les réalités politiques Alexandre, qui ne supportait le travail long et suivi , a été désappointé dans ses rêves. Il comprit que l’obstacle principal au développement de la Russie, le servage, ne peut pas étre éliminé sans rencontrer la résistance acharnée, impitoyable des puissants seigneurs, et que son pouvoir semblant absolu en effet est très faible en comparaison de leur influence. Mais puisque toutes les autres problèmes découlaient de cette source principale, faire quoi que ce soit de sérieux, sans risquer sa tête, se trouva impossible. Tout ce qu’Alexandre a réussit à faire c’est une série de réformes insignifiantes qui changeaient presque rien à la vie intérieure de la Russie. Et alors le jeune tsar transposa completement son attention de la politique intérieure sur la politique extérieure. А partir de 1802 il dirige tout l’activité des affaires etrangères de l’empire russe. Il faut dire, qu’à ce temps-là la Russie se trouvait dans la position extraordinairement avantageuse. En 1801 on a signé deux traité d’une importance primordiale: le 17 juin 1801 à Saint-Pétersbourg, la convention maritime avec l’Angleterre, et le 10 octobre à Paris, le traité de paix avec la France. En même temps l’alliance avec la Turquie était scellé par le traité signé encore sous le règne de Paul Ier. Ainsi, en gardant les bonnes relations avec les puissances ayant l’importance du premier ordre pour la Russie, elle pouvait non seulement être tranquille pour ses frontières, mais encore s’assurait la liberté complète des actions pour le renforcement de ses positions dans la politique internationale et le renforcement à l’interieur. Le rêve de Pierre le Grand a été réalisé : l’entente maritime avec l’Angleterre, l’entente continentale avec la France et l’alliance étroite avec l’empire Ottoman. Le Barrage de l’Est retourné ainsi face à l’Ouest. Les deux empires orientaux pouvaient désormais observaient tranquilement les peripeties de la haute lutte de la France contre l’Angleterrre, d’un éléphant avec une baleine. Il faut remarquer, que la situation pareille répondait parfaitement aux vœux de l’oligarchie russe gouvernante. Les historiens français remarquaient souvent l’hostilité de l’aristocratie russe vis-à-vis de la France révolutionnaire. Et c’est assez juste. Plusieurs aristocrates gardèrent cette hostilité après l’arrivée au pouvoir de Napoléon Bonaparte. Il suffit de noter la position irréconciliable des anglophiles et, en particulier, du célèbre clan Vorontsov, auquel appartenaient l’ambassadeur à Londres comte Semion Vorontsov et son frère Alexandre Vorontsov (septembre 1802 jusqu’au décembre 1805 le chancelier d’Etat de la Russie), ainsi que l’ambassadeur à Vienne  comte André Razoumovsky. Cependant ce serait une simplification inadmissible de généraliser leur position pour toute l’aristocratie russe influente. Dans son milieu se distinguait le parti soi-disant russe, qui se prononçait pour la politique extérieure indépendante dont la conduite devait être dictée non par l’anglophilie, mais par les intérêts de la Russie. A ces cercles influents appartenait entre autres le membre du conseil d’Etat et le vice-chancelier comte Nicolas Roumiantsev, aussi bien que le célèbre général Koutouzov. Ce dernier déclarait ouvertement que la Russie devait : “conserver Napoléon pour l’Europe“. C’est dans cette direction que était orienté la politique extérieure de la Russie avant qu’Alexandre I prenne celle-ci en ses mains.

Le plus souvent on dit que l’Angleterre fit tout pour entrainer la Russie dans la coalition antifrançaise. En réalité c’est la Russie, et plus exactement l’empereur Alexandre I, qui s’adressa le premier aux Anglais. A la fin de 1803, le tsar proposa au gouvernement britanique d’agir de concert dans le cas où Bonaparte attaquerait l’Egypte. Il proposait aussi sans plus attendre faire des préparatifs communs à Corfou. Les Anglais montrèrent peu d’enthousiame, mal confiant dans les Moscovites malins, craignant leurs appetits en Méditerrannée et leur habituel retournement. Mais cet échec ne decouraga pas Alexandre. Il se comporta de telle sorte dans la question sur le statut de l’île la Malte, que le gouvernement anglais manifesta finalement une obstination absolue et toute la mauvaise volonté dans ses pourparlés avec les Français. Le cabinet anglais refusa catégoriquement de remettre cette île à qui que ce soit. Comme on le sait, cette question devint le prétexte principal au conflit franco-anglais.

Presque toutes les sources russes notent unanimement qu’Alexandre I éprouvait par rapport au Premier Consul une aversion et une jalousie presque patologique. Les succès extraordinaires et la popularité gigantesque de Bonaparte même parmi la noblesse russe l’irritait au dernier point. Cette jalousie se transforma en haine implacable après l’exécution du duc d’Enghien. Le texte initial de la protestation, avec laquelle Alexandre voulait s’adresser à la France était si brutal, que même les politiciens bien éloignés des sentiments profrançais l’imploraient au moins de changer la forme du message, où figurait la phrase suivante : “Sa Majeste repugne à conserver plus longtemps des rapports avec un gouvernement qui ne connait ni frein ni devoir d’aucun genre, et qui, entaché d’un assassinat atroce, ne peut plus être considéré que comme un repaire de brigand“. La forme de ce message fut changée, mais l’essentiel resta  – la Russie non seulement réprimanda rudement le Premier consul, mais encore s’adressa à toutes les puissances de la Europe avec les missives remplis de la haine non dissimulée envers Bonaparte. Il est bien curieux de citer quelques passages de la lettre adressée au sultan turc: “L’événement incroyable qui vient d’arriver sur le territoire de l’Empire d’Allemagne dans les Etats de l’élécteur de Bade, où le duc d’Enghien a été enlevé à main armé par les Français pour être mené au suplice, aura pénétré la Porte d’un sentiment d’étonnement et d’une douleur pareil à celui qu’il a fait éprouvé partout ailleurs“. Dans cette même lettre Alexandre parla avec une sollicitude bien tendre au sultan qui devait certainement éprouver l’horreur devant la violation si terrible des “droits de l’homme”. Comme on le sait, Bonaparte  par l’intermédiaire de son ministre des Affaires étrangères Taleyrand répondit à Alexandre d’un ton bien resolu : “La plainte qu’elle (la Russie) élève aujourd’hui conduit à demander, si, lorsque l’Angleterre meditat l’assassinat de Paul Ier, on eut eu connaissance que les auteurs des complots se trouvaient à une lieue des frontiers, n’eut-on pas empressé de les faire saisir ?” Cette lettre est devenue pour Alexandre I la gifle triple. Premièrement, contrairement à la version officielle acceptée alors en Russie, ici on dit ouvertement que l’empereur Paul I était tué. Deuxièmement, on souligna, que dans ce meurtre se mêlèrent les Anglais. Et enfin, on fit comprendre, qu’Alexandre I n’était pas étranger au meurtre de son père, et par conséquent, ce n’est pas à lui de prêcher la morale aux gouvernements des autres pays. Alexandre I n’oubliera jamais cette lettre. Désormais le renversement de Napoléon devint l’affaire de toute de sa vie et pendant plus de 10 ans son but essentiel. Il déclara à sa sœur un peu plus tard : “En Europe, il n’a y pas suffisement de place pour nous deux. Tôt ou tard, l’un de nous doit disparaître“. Et au colonel Michaud il dit : “Ce sera soit Napoleon, soit moi, mais nous ne pouvons pas regner ensemble“. Sous cette lumière il nous semble très curieuse l’opinion des historiens qui imagient qu’Alexandre s’occupait de la création des coalitions antifrançaises à cause des impulsions réactionnaires et le désir de restaurer en France la monarchie des Bourbons. Plus tard, en 1814, il choqua les royalistes français, ayant déclaré, que il en principe n’est pas contre la république. Au général Toll il expliqua : “Il ne s’agit pas des Bourbons mais du renversement de Napoléon“.

А partir d’avril – juin 1804, Alexandre développa l’activité diplomatique fébrile. Des lettres avec les offres de l’union offensive contre la France volent dans toutes les capitales de l’Europe. Mais les demarches les plus importantes étaient entreprises envers l’Angleterre. En automne de 1804, Alexandre fit partir à Londres son envoyé personnel Nicolas Novosiltsev. Le tsar lui donna les instructions confidentielles, dans lesquelles noir sur blanc il recommanda d’entreprendre tous les efforts pour la création de l’union offensive anglo-russe. Dans les instructions datant du 23 septembre 1804 il dit qu’il est nécessaire aux membres de la coalition future de proclamer comme objectif le renversement de Napoléon, mais en ce qui concerne la nation française il est nécessaire d’annoncer : “que ce n’est pas à elle que l’on en veut, mais uniquement à son gouvernement aussi tiranique pour la France que pour le reste de l’Europe” et que les membres de la coalition “ne désirent rien autre que d’affranchir la France du despotisme sous lequel elle gemit, de lui laissait le libre choix du gouvernement qu’elle voudra elle-même se donner“. On у donnait les caractéristiques les plus épouvantables à Bonaparte et à son état: “un gouvernement scandaleux, qui pour ses fins se sert alternativement du despotisme et de l’anarchie“. Mais quant à l’organisation future de la France vaincue, Alexandre ne souflait pas un mot sur les Bourbons : “l’ordre social interieur sera fondé sur une liberté sage …” Le Tsar Autoctate de la Russie notait aussi : “la Russie et l’Angleterre répendraient de plus en plus cet esprit de sagesse et de justice“. D’ailleurs l’esprit de la sagesse et la justice était compris d’une façon assez originale. Par exemple, on disait : “Il est evident aussi que l’existence de trop petits Etats ne serait pas d’accord avec le but qu’on se propose, puisque n’ayant aucune force … ils ne servent … d’aucune utilité pour le bien général“. On remarquait aussi, qu’il est nécessaire : “que les deux puissances protectrices conservent une certaine degré de preponderance dans les affaires de l’Europe, car elles sont les seules qui par leurs positions sont invariablement intéressées à ce que l’ordre et la justice y regne” … Les propositions de l’alliance étaient a tel point avantageuses pour l’Angleterre, la Russie n’ayant demandé aucune contrepartie, que les Anglais étaient d’abord très mefiant. Cependant la situation était pour eux si dangeureuse, que dans peu de temps le ministère de Pitt œuvra activement dans le but du rapprochement. Et le 11 avril 1805 à St.-Pétersbourg les deux gouvernements signèrent le traité anglo-russe.

Sans attendre la signature de ce traité, Alexandre entrepris les demarches les plus actives, y compris le vrai chantage politique, pour que l’Autriche et la Prusse entrent aussi dans la coalition. Le 7 mai 1804 par l’intermédiaire de l’ambassadeur à Vienne Razoumovsky, Alexandre s’adressa à l’empereur François : “Malgre que, par la position de mes Etats, j’aie peu à redouter de la part des Français, j’ai cru néanmoins ne pouvoir rester indifferent aux dangers dont ils menacaient d’autres Etats de l’Europe … il faut des remèdes plus violents que ne l’est en politique un simple traité défensif qui tout au plus peut préserver un équilibre éxistant, mais non le retablir, quand il est aussi completement detruit. … de quelle manière que commence la guerre sur le continent, elle doit toujours être regardée comme défensive, le gouvernement français étant depuis longtemps en aggression directe contre tous les Etats de l’Europe“.

L’Autriche et la Prusse étaient prêtes à signer avec plaisir l’alliance défensive, mais ni l’une ni l’autre puissance ne voulaient pas à se jeter tête basse à la guerre avec les buts douteux et l’issue non moins douteuse. C’est pourquoi simultanément avec les offres aux cours de Vienne et de Berlin on leur faisait allusion, qu’en cas de leur refus les conséquences peuvent être imprévisibles. Dans le message au comte Razoumovsky du ministère des Affaires étrangères on précisa: “Que si … ces mêmes puissances ne voulussent pas s’opposer efficacement aux entreprises funestes qui les regardent de plus près et contribuer à sauver l’Europe de l’abime ouvert pour l’engloutir, l’empereur (de Russie) alors les verra avec douleur courir à leur perte, et libre de tout reproche vis-à-vis d’elles ne sera pas embarrassé d’aviser aux mesures que lui dicterait la surété et l’avantage de ses propres Etats, en les separant entièrement des intérêts de ses voisins“.

Les efforts d’Alexandre I ont été couronné du succès. Le 16 juin 1805, Autriche se joint à l’alliance anglo-russe, et le 10 septembre 1805 fut signé le traité entre la Russie et le Royaume des Deux Siciles. Enfin le 1er mars 1805 à Saint-Pétersbourg fut conclu le traité russo-suédois et le 3 octobre 1805 le traité anglo-suédois à Beckaskog. La troisième coalition fut créée. On peut remarquer, qu’en signant tous ces traités Alexandre se souciait le moins des intérêts de son pays et de son peuple. Par exemple, en signant le traité avec le cabinet de Londres, Alexandre ne demanda pas aux Anglais aucune contrepartie. Et tout cela tandis que ce traité sauvait l’Angleterre du débarquement de l’armée française. Le tsar russe, au contraire, se metait en position du solliciteur. Il ne craignait qu’une seule chose – que les Anglais ne voudront pas s’allier avec lui pour la guerre contre Napoléon. C’est pourquoi il n’a même pas demandé la remise de l’île de Malte à l’Ordre de Malte. Ce dernier était officiellement sous la protection russe.

En somme, dans les actions d’Alexandre on n’observe aucune ligne directrice liée aux intérêts géopolitiques de Russie et même aux profits de son groupe dirigeant. Si après les défaites de 1805-1807 en Russie dans la noblesse et notammément parmi les officiers apparaitront les sentiments antifrançais, on ne voit rien de semblable jusqu’au début de la guerre de 1805. Nous avons noté déjà les sentiments proanglais de certains aristocrates russes, notamment ceux dont les intérêts matériels étaient liés à la vente du blé russe à l’Angleterre. Il ne faut pas oublier cependant des nombreux liens, qui attachaient l’aristocratie russe à la France. Déjà toute la noblesse de Saint-Pétersbourg parlait, lisait et écrivait seulement en français. Certains des aristocrates, tels que célèbre comte Stroganov, étaient élevés en France. Ce jeune comte devint même le témoin de la Révolution française, qu’il admira. En 1802, à Saint-Pétersbourg parut un ouvrage “L’histoire du Premier consul Bonaparte du temps de sa naissance jusqu’à la paix de Luneville”. Dans la préface l’auteur parlait du Premier consul dans les termes suivantes : “Ce génie énergique brille de tout son éclat non seulement au milieu des troupes, mais et au temps de paix naissent en lui de nouvelles forces, et il entreprend et réalise des grandes actions, qui doivent rendre les peuples heureux“. Dans le célèbre journal russe “Vestnik Evropy” on pouvait lire sur Bonaparte : “… il a mérité la reconnaissance éternelle de la France et même de l’Europe, ayant tué le monstre de la Révolution “. Plusieurs officiers russes admiraient sincèrement Napoléon, qui est devenu pour eux le symbole de l’héros romantique. L’historien célèbre Mikhailovski-Danilevski, à cette époque-là un jeune homme, écrivait : “qui ne vivait pas à l’époque de Napoléon, ne peut imaginer à quel point  par sa puissance morale il agissait sur les esprits des contemporains“. Et Serguei Glinka, un autre officier, le futur héros de la guerre de 1812 et l’auteur des ouvrages ultra patriotiques et antifrançais, reconnut, que pendant sa jeunesse (coîncidant chronologiquement avec notre période), il rêvait de faire la guerre sous les drapeaux de Bonaparte.

Quant aux marchands russes beaucoup moins enthousiastes, mais plus pratiques, ils s’intéressaient, comme nous montrent les documents, non seulement au commerce avec Angleterre. Notamment à cette époque le commerce par les mers du sud se développait activement. En profitant de la paix avec la Turquie les marchands russe faisaient le commerce de plus en plus important avec l’Italie, l’Espagne et la France en passant par la Mer Noire et la Méditerranée. Si, en 1802, 706 bateaux marchands vinrent aux ports russes de la Mer Noir, en 1805 il y en avait déjà 1251. L’expérience montra, que sur cette direction l’exportation du blé était très avantageuse, et la vente du fer russe de l’Oural faisait la concurrence avec succès à celui d’Angleterre. Déjà en 1805 l’exportation du blé par les ports de la Mer Noire surpassa considérablement l’exportation du blé par des ports de la Baltique. Un certain nombre d’hommes d’état à l’esprit pratique pensaient que la Russie devait redouter non la France, mais plutôt l’Angleterre. Voilà ce qu’écrivait Rostoptchine à Vorontsov dans la lettre du 23 août 1803 : “… quel qu’il soit (le premier-ministre anglais), il aura toujours en vue la destruction de l’adversaire unique, de la France, en vue de la domination despotique sur l’univers. Le ministère anglais admit Bonaparte à agir pour avoir le prétexte de recommencer la guerre contre lui. Il veut retenir la Malte et la retiendra, ensuite en cas de la chute de l’empire Ottoman, s’emparera de l’Egypte; alors le temps viendra quand il faudra solliciter des passeports chez les fonctionnaires britanniques, pour recevoir la permission de naviguer sur les mers“.

En somme, il est difficile de définir un vecteur univoque dans les sentiments de l’élite gouvernante de la Russie. Les sentiments proanglais étaient mêlés d’une manière  bizarre avec les sentiments profrançais, tandis que les intérêts économiques dictaient la nécessité du commerce avec plusieurs pays de la Europe. Dans les salons de Pétersbourg on pouvait rencontrer aussi bien les émigrés français appelant à la croisade contre Bonaparte, l’engeance de la Révolution française, et les jeunes aristocrates russes cultivés admirateurs du génie de Napoléon. Une partie d’officiers vivant selon le principe de Portos “je me bats, parce que je me bats” vit avec le transport la possibilité de se battre contre l’armée de Napoléon sur le champs d’honneur; les  autres prévenaient des dangers de la guerre pareille; et certains disaient qu’ils batteraient avec plus de plaisir les Anglais. Dans le roman “La Guerre et la Paix” Leon Tolstoï par la bouche d’une de vieilles dames nobles exprime assez bien cet état d’esprit vague et prudent de la classe russe gouvernante. En répondant à la réplique d’un jeune officier, qui voyait avec l’enthousiasme la guerre future, cette dame âgée repondit avec un sourire amer, en s’adressant à tout le monde : “Erema, Erema, il vaut mieux que tu reste chez toi à la maison, aiguisant tes propres fuseaux!” Enfin, un historien Karamzine se souvenait de cette époque: “Je n’oublierai jamais mes préssentiments amères quand soufrant de la maladie j’apprie la nouvelle de départ de nos troupes… La Russie mit en mouvement ses forces pour aider Angleterre et Vienne, c’est-à-dire servir comme instrument de leur haine contre la France et tout cela sans aucun avantage pour elle-même”.

Ainsi, rien n’obligeait la Russie à entrer dans la lutte contre la France napoléonienne : ni ses intérêts géopolitiques, ni ses intérêts économiques, ni même l’opinion générale de l’élite russe, ni surtout les intérêts du peuple russe, pour lequel cette guerre et ses raisons étaient tout а fait incompréhensible. L’historien russe travaillant à l’émigration, Boris Mouraviev, a bien noté en parlant de ce dernier point. A propos de la réaction d’Alexandre à l’execution du duc d’Enghien il a écrit : “Evidemment, le moins intéressé dans ces demarches était le peuple russe pour lequel le duc d’Enghien fusillé dans le fossé de Vincent ne présentait pas plus d’intérêt qu’un mandarin empalé sur l’ordre de Bogdo-Khan“.

Toute la responsabilité du déclenchement de ce conflit du côté russe appartient uniquement à l’empereur Alexandre I. Qui plus est, il n’y a aucun doute que sans son effort actif pour ne pas dire fébrile de créer la coalition, il est bien possible que cette guerre n’aurait jamais eu lieu. Non, ce n’est pas l’argent anglais qui séduit la Russie. Ces 1 250 000 livres, promis pour le sang de 100 000 soldats russes étaient la somme absolument dérisoire par rapport à la richesse de l’empire immense. Cela peut paraître paradoxal et même si cela sonne assez bizarre, à notre siècle aspirant à trouver à toute chose l’explication uniquement dans la sphère des intérêts économiques et matérieles, – la raison principale de la formation de la Troisième coalition, et donc de la guerre, qui l’a suivi, était la jalousie et l’haine d’une seule personne – le tsar russe Alexandre I.