Marquis de Chambray: Quelques réflexions sur l’Infanterie de nos jours

Quelques réflexions sur l’Infanterie de nos jours,

et en particulier sur l’infanterie française

et sur l’infanterie anglaise,

par le marquis de Chambray

(tirées des « Mélanges » publiées à Paris en 1840; et quelques réflexions sur ses réflexions).

CHAPITRE PREMIER.

Importance de l’infanterie depuis qu’elle est armée du fusil à baïonnette. Organisation de l’infanterie de nos jours. Du bataillon. Des cadres, et de leur influence. Doit-on former l’infanterie sur deux ou sur trois rangs?

L’infanterie, depuis qu’elle est armée du fusil à baïonnette, est, sans contredit, la partie la plus importante des armées. Elle peut combattre sur tous les terrains ; et de bonne infanterie, lorsqu’elle est ployée en colonnes serrées ou formée en carré, et qu’elle peut faire usage de son feu, brave tous les efforts de la cavalerie, si cette cavalerie n’est point appuyée par de l’artillerie.

L’infanterie européenne de nos jours, celle des Turcs exceptée, est divisée en bataillons : la force des bataillons varie depuis cinq cents jusqu’à mille hommes. Les bataillons anglais se forment sur deux rangs et sont divisés en dix pelotons ; les bataillons français et ceux des autres puissances de l’Europe se forment sur trois rangs et sont divisés en huit pelotons. L’infanterie est aussi divisée en régiments. Les régiments sont une réunion de bataillons sous les ordres d’un chef, qui est chargé de leur administration et de leur instruction. Le nombre des bataillons par régiment a varié depuis deux jusqu’à six, dans l’infanterie française, et d’un à deux dans l’infanterie anglaise.

Un bataillon est composé d’hommes ayant une volonté et susceptibles d’être mus par les passions ; il se divise en deux parties bien distinctes. La première se compose des soldats : la seconde des officiers et sous-officiers, et est désignée sous le nom de cadre. Les soldats sont dirigés dans les manœuvres par le cadre, et en ce qui concerne l’exécution de ces manœuvres, ils sont astreints à une obéissance passive ; mais la crainte , à l’aspect d’un grand danger, peut l’emporter sur l’habitude de l’obéissance.

Le cadre, dans la formation habituelle, est réparti derrière les rangs et aux extrémités de chaque peloton, et il contraint le soldat à garder son rang. Lorsque l’on combat en tirailleurs, lorsque l’on donne un assaut, dans tous les cas enfin, où l’on abandonne la formation habituelle, il donne l’impulsion et l’exemple.

Depuis que l’on ne combat plus corps à corps, il n’est point absolument nécessaire, pour constituer de bonne infanterie, que tous les soldats soient animés de ce courage personnel qui leur était indispensable dans les armées anciennes. La meilleure infanterie est, généralement parlant, celle qui a les meilleurs cadres et le meilleur noyau d’anciens et bons soldats : l’essentiel est donc d’avoir assez de sujets pour former des cadres disciplinés et aguerris. On a vu des bataillons, composés en grande partie de recrues, qu’un cadre aguerri maintenait dans le rang, quoiqu’ils fussent fort effrayés et entièrement disposés à fuir ; on les a vus, dis-je, vaincre de la sorte de vieilles troupes, tant les cadres ont d’influence.

Pour former de bons cadres, il faut ne laisser parvenir aux emplois d’officiers et de sous-officiers, que des hommes d’un caractère ferme, et qui soient ployés à la discipline militaire et parfaitement instruits, non-seulement de toutes les connaissances qu’exige l’emploi qu’on leur confie, mais encore de celles qui sont nécessaires à leurs subordonnés. En temps de guerre, on ne doit donner d’avancement qu’à ceux qui se montrent braves, car la bravoure est une qualité indispensable à l’homme de guerre qui commande.

Aussitôt que l’infanterie européenne eut été armée du fusil à baïonnette, on ne la forma plus que sur trois rangs. Peu après le commencement de la guerre d’Espagne, en 1808, l’infanterie anglaise commença à abandonner cette formation pour adopter la formation sur deux rangs, dont l’usage devint de plus en plus fréquent jusqu’en 1810, qu’un ordre du duc d’York enjoignit de ne plus la former autrement à l’avenir. La formation sur deux rangs, comparée à celle sur trois rangs, offre effectivement, ainsi que je vais le faire voir, de grands avantages.

Je supposerai d’abord que l’infanterie est déployée. Si elle est formée sur deux rangs, elle occupe la même étendue de terrain avec moins de monde que si elle était formée sur trois rangs. Ainsi donc, de deux armées d’égales forces, celle dans laquelle l’infanterie sera formée sur deux rangs, aura ordinairement une réserve d’infanterie, lorsque celle dans laquelle elle sera formée sur trois rangs n’en aura point ; et si les deux armées ont une réserve d’infanterie, la première en aura une beaucoup plus forte que la seconde, avantage incalculable ; car ce sont les réserves qui décident du gain de la plupart des batailles.

La marche en bataille est plus facile ; il en est de même de toutes les autres manœuvres, qui s’exécutent d’ailleurs avec plus de précision et de promptitude. La perte que fait essuyer le feu, surtout celui de l’artillerie, est moins grande, soit que l’on combatte déployé ou ployé en colonnes serrées.

L’expérience a prouvé que le feu de deux rangs, qui est presque le seul dont on fasse usage devant l’ennemi, est aussi meurtrier quand l’infanterie est formée sur deux rangs, que quand elle l’est sur trois ; beaucoup de militaires qui ont fait la guerre d’Espagne contre les Anglais, dont l’infanterie ne se formait que sur deux rangs, prétendent même qu’il l’est davantage. Cela résulte de ce que le deuxième rang, quand l’infanterie n’est formée que sur deux rangs, étant moins gêné que quand elle est formée sur trois rangs, peut tirer avec plus de précision, et de ce que devant l’ennemi on ne peut obtenir que le soldat du deuxième rang change son arme contre celle du soldat du troisième rang, ainsi qu’il devrait le faire. Si les soldats du troisième rang veulent tirer par les créneaux, ainsi que cela arrive presque toujours, ils tirent trop haut et blessent quelques soldats du premier rang, ordinairement au bras droit, pendant qu’ils bourrent. La crainte d’être blessé ainsi inquiète les soldats du premier rang, et le bruit de l’arme, dont l’extrémité se trouve très-près de leurs oreilles, les étourdit.

La principale raison alléguée en faveur de la formation sur trois rangs, c’est que l’infanterie, ayant alors plus de profondeur, a plus de solidité pour résister aux charges de l’infanterie et de la cavalerie. Cette raison n’est que spécieuse, car depuis que le feu a acquis la principale influence, il est excessivement rare que l’infanterie se joigne à la baïonnette, et par conséquent l’on ne voit presque plus de mêlée comme chez les anciens. Quant aux charges de cavalerie, c’est par le feu qu’elles sont repoussées quand l’infanterie est bonne et qu’on la charge de front. Ce n’est donc pas cette prétendue solidité qu’il faut considérer, mais principalement le feu et l’influence des cadres. On a vu que le feu était aussi meurtrier sur deux rangs que sur trois, et les cadres exercent une plus grande influence lorsqu’ils n’ont que deux rangs à surveiller. En supposant même qu’il en fût autrement, et que l’on trouvât un léger avantage sous le rapport du feu et de l’influence des cadres à se former sur trois rangs, cet avantage pourrait-il entrer en compensation avec ceux que présente d’ailleurs, ainsi que je l’ai fait voir, la formation sur deux rangs ?

Examinons actuellement dans quelles circonstances et dans quel but on ploie les bataillons en colonnes serrées par division; nous pourrons facilement ensuite décider s’il est avantageux que l’infanterie soit alors formée sur trois rangs.

On ploie souvent les bataillons en colonnes serrées par division lorsqu’ils sont placés en réserve ou même en seconde ligne, et presque toujours pour manœuvrer ; et dans l’armée française, on a souvent pris cette formation pour charger l’ennemi.

Lorsque l’on manœuvre en colonnes serrées par division, il est évidemment préférable que chaque division ne soit formée que sur deux rangs, puisque la marche est alors plus facile et la surveillance des cadres plus grande.

Pour charger l’ennemi dans cet ordre, je pense qu’il est avantageux aussi que les divisions ne soient formées que sur deux rangs ; mais cette question se rattachant à celle des avantages et des inconvéniens de l’ordre mince et de l’ordre profond, je crois nécessaire, afin de pouvoir bien motiver mon opinion, de faire quelques réflexions sur cette dernière question.

La plupart des auteurs qui ont traité de la formation de l’infanterie, et par suite de l’ordre mince et de l’ordre profond , ont attribué à une cause physique ce qui est en grande partie le résultat de causes morales. Ils disent qu’un bataillon ployé en colonne serrée enfonce, par sa profondeur et par son choc, un bataillon déployé ; raisonnement qui ne serait juste que si les bataillons étaient des machines inanimées et formant un tout compact. Il y en a qui ajoutent que la division de la tête est poussée par celles qui la suivent, ce qui, loin d’être un avantage, entraînerait les plus grands malheurs, puisqu’il en résulterait le désordre, et par conséquent la fuite. On évite, au contraire, de trop serrer sur la tête ; mais on sent les coudes du côté du guide, et l’on maintient les distances ; en un mot, on conserve l’ordre avec tout le soin possible.

L’infanterie combat ordinairement en tirailleurs, ou déployée, ou ployée en colonnes serrées par division ([1]). Dans le combat en tirailleurs, il y a pour ainsi dire absence d’ordre ; lorsque l’infanterie est déployée, chaque bataillon est formé sur une ligne de deux ou trois rangs de hauteur, non compris les serre-files ; lorsqu’elle est ployée en colonnes serrées par division, chaque bataillon est formé sur quatre lignes, c’est-à-dire sur huit ou douze rangs de profondeur, selon que les lignes sont sur deux ou sur trois rangs, non compris les serre-files, qui sont répartis entre les lignes.

Cela posé, faut-il, pour charger l’ennemi, prendre l’ordre en colonne, ou rester déployé ? Si les bataillons ne faisaient pas usage de leur feu et qu’ils ne fussent pas soumis à celui de l’artillerie, il me paraîtrait évident que le bataillon qui chargerait en colonne renverserait celui qui chargerait déployé, tout étant d’ailleurs égal de part et d’autre, mais par des raisons différentes de celles que l’on en donne ordinairement. Voici ces raisons :

Dans l’ordre en colonne, le cadre exerce sur les soldats une plus grande influence, puisqu’il est plus rapproché d’eux. On aborde l’ennemi avec la seule division de la tête de colonne, où se trouve assez ordinairement la compagnie de grenadiers. Cette division marche avec beaucoup plus de résolution que si elle faisait partie d’une ligne déployée, parce qu’elle sait que ses flancs et ses derrières sont assurés ; elle est encouragée par le cri de guerre des trois divisions qui la suivent immédiatement. Ces trois divisions présentent d’ailleurs un obstacle matériel à sa fuite, et sont bien plus solides qu’elles ne le seraient dans une ligne déployée, parce qu’elles ne voient pas le danger et qu’elles se sentent soutenues et précédées. Je dois ajouter aussi que, dans les troupes aguerries, chacun est convaincu que la force du bataillon est dans cette réunion de secours mutuels qu’on peut se donner, et que la dispersion des individus qui le composent les livrerait aux coups de l’ennemi. Tandis que les circonstances que je viens de développer contribuent à encourager le bataillon qui est ployé en colonne serrée, celui qui est déployé se trouve intimidé, parce qu’il est porté à s’exagérer les efforts de l’ordre le plus épais et qui rassemble le plus d’hommes dans le plus petit espace. Il est donc certain que le bataillon qui est déployé fuira avant que d’avoir été abordé.

Mais si l’on fait usage du feu, ainsi que cela se pratique actuellement, qu’arrivera-t-il ? Et d’abord, si le bataillon qui charge en colonne est soumis à un feu d’artillerie bien nourri et bien dirigé, nul doute qu’il échouera. S’il n’a à redouter que le feu du bataillon déployé, qui l’attend de pied ferme, parviendra-t-il à le renverser ? L’expérience des dernières guerres nous laisserait dans le doute à cet égard. L’infanterie française, ployée en colonnes serrées et précédée par de nombreux tirailleurs, a souvent chargé les infanteries autrichienne, prussienne et russe, qui l’attendaient déployées et faisaient usage de leur feu, et les a presque toujours renversées ; mais presque toujours aussi ces infanteries commençaient le feu de beaucoup trop loin ([2]). Au contraire, elle a presque toujours échoué contre l’infanterie anglaise, qui a employé pour la première fois pendant la guerre d’Espagne, pour repousser ce genre d’attaque de l’infanterie française, une manœuvre nouvelle.

Lorsqu’un bataillon français ployé en colonne serrée chargeait un bataillon anglais déployé, et qu’il était parvenu à petite portée de mousqueterie, le chef du bataillon anglais lançait sur le flanc de la colonne française les premier et dixième pelotons de son bataillon ; ces deux pelotons attaquaient en tirailleurs en poussant de grands cris, tandis que le reste du bataillon exécutait le feu de deux rangs. Lorsque l’attaque du bataillon français était repoussée, c’était ordinairement par le centre de la colonne que commençait le désordre, ce qu’on doit attribuer à l’étonnement que causait aux soldats qui s’y trouvaient une attaque sur leurs flancs. Si, au contraire, le bataillon français continuait sa marche sans s’ébranler, le bataillon anglais se retirait en désordre au pas de course derrière la seconde ligne, où il se reformait, et cette seconde ligne recommençait la même manœuvre ([3]).

Je n’oserais me prononcer sur la valeur de cette manœuvre ; le succès qu’elle a souvent obtenu était dû prmcipalement à l’attaque des pelotons jetés en tirailleurs sur les flancs de la colonne serrée, et à ce que le bataillon anglais ne commençait le feu qu’à bonne portée ; mais ce succès tenait sans doute aussi à ce que cette colonne n’avait point ou pas assez de tirailleurs devant elle et sur ses flancs. Les bataillons qui se trouvent près de l’artillerie doivent exécuter difficilement cette manœuvre, parce qu’il faut pour cela faire cesser le feu de cette artillerie. Enfin, une telle manœuvre exige beaucoup de précision et ne peut être exécutée que par des troupes très-solides.

Le lieutenant-colonel Napier, dans son Histoire de la guerre dans la Péninsule et dans le midi de la France, depuis l’année 1807 jusqu’à l’année 1814, s’exprime ainsi qu’il suit, tome 1er, page 338, en parlant des attaques en colonnes que les Français exécutèrent à la bataille de Vimiéro :

« La rapidité avec laquelle les soldats français se rallièrent et reformèrent leurs rangs, après un échec aussi violent, fut admirable ; mais on ne saurait louer leur méthode habituelle d’attaquer en colonne. Ce mode d’attaque peut avoir réussi avec les Autrichiens, les Russes et les Prussiens ; mais il doit toujours échouer contre les Anglais, dont l’infanterie est assez ferme, assez intelligente, assez bien disciplinée pour attendre avec calme la charge de ses adversaires, et assez courageuse pour fondre sur eux à la baïonnette.

« La formation en colonne est sans doute excellente pour les dispositions de nos attaques modernes ; mais ainsi que la phalange macédonienne était incapable de résister à l’ordre déployé des légions romaines, de même la colonne serrée ne peut soutenir le feu et la charge d’une bonne ligne protégée par de l’artillerie. La répugnance si naturelle qu’éprouve le soldat à marcher sur ses compagnons morts ou blessés, les cris des mourants, le sifflement des boulets, à mesure qu’ils déchirent les rangs, produisent le plus grand désordre, principalement au centre des colonnes d’attaque, lesquelles, aveuglées par la fumée, marchant d’un pas mal assuré et troublées par le grand nombre de mots de commandement d’une foule d’officiers, ne peuvent voir ce qui se passe ni faire aucun effort pour avancer ou se retirer sans augmenter le désordre.

« Dans une telle confusion, l’exemple de courage ne saurait plus être utile ; la vigueur de quelques individus ne produit plus aucun effet moral, si ce n’est sur la tête de colonne qui est souvent ferme et même victorieuse, tandis que la queue fuit épouvantée. Néanmoins, des colonnes bien ménagées sont l’ame des opérations militaires : c’est en elles que réside la victoire ; et ce sont elles aussi qui assurent la retraite. Le secret consiste à savoir les déployer à propos. »

J’ai dit que, si les divisions d’un bataillon ployé en colonnes serrées par division sont formées sur deux rangs, il marchera mieux, et que l’ordre s’y maintiendra mieux que si ces divisions sont formées sur trois rangs ; et j’ai fait voir aussi que les avantages de l’ordre en colonne pour charger une troupe déployée ne résultent point d’un choc ou d’une pression, mais principalement de causes morales. Si un bataillon charge l’ennemi en colonne serrée, les avantages qui résultent de cette formation sont d’ailleurs les mêmes, que les divisions soient sur deux ou sur trois rangs, puisque la colonne sera, dans les deux cas, composée d’un même nombre de divisions. La formation sur deux rangs est donc encore préférable, lorsque le bataillon est en colonne, à la formation sur trois rangs ; et lors même qu’elle ne présenterait dans ce cas aucun avantage direct, il resterait ces deux avantages énormes de perdre moins de monde, d’occuper le même terrain avec moins de troupes, et par conséquent d’avoir une réserve plus forte que celle de son adversaire, si les forces sont égales de part et d’autre.

Il résulte de l’examen auquel je viens de me livrer, qu’il est plus avantageux de former l’infanterie sur deux rangs que de la former sur trois rangs : si cette formation n’a pas encore été adoptée généralement, cela tient aux difficultés que les innovations éprouvent à s’introduire, et sans doute aussi à ce qu’on ne veut pas se décider légèrement à adopter un changement si important. J’ajouterai, à l’appui de l’opinion que je viens d’émettre, qu’elle est celle d’un grand nombre de genéraux de réputation qui ont fait les dernières guerres, et de plusieurs militaires connus par leurs écrits.


([1]) C’est-à-dire que chaque bataillon forme une colonne serrée par division.

([2]) Argument curieux. Il est généralement reconnu que le feu doit être exécuté de très près contre la cavalerie qui charge l’infanterie, et qu’un feu prématuré, moins efficace, n’arrête pas les cavaliers et rend les fantassins désarmés. Mais contre l’infanterie ? Il faut 2 minutes pour faire 200 pas au pas accéléré, et dans 2 minutes on peut exécuter trois ou même quatre décharges ; si les deux premières sont « de beaucoup trop loin » et peu efficaces, elles ne limitent aucunement l’éfficacité des deux autres. Plus bas Chambray dira que l’infanterie anglaise emploie le feu de deux rangs contre les colonnes françaises. Le feu de deux rangs est un feu continu, ce n’est pas un feu de salve, et, généralement parlant, plus tôt on commence le feu de deux rangs, plus de soldats ennemis seront mis hors de combat (la question de la consomation des cartouches mise à part). (JS)

([3]) Ce texte est repris par Jean Colin à la fin de son chapitre VI. A ce que nous avons dit dans la remarque déjà faite, il faut ajouter quelques réfléxions sur la différence entre l’infanterie anglaise et celles des armées autrichienne, russe ou prussienne ; les Anglais étant « toujours » victorieux contre les colonnes françaises en Espagne ou en Belgique, les Autrichiens, les Russes et les Prussiens battus par les mêmes Français en 1805, 1806, 1807.

Chambray résume cette différence, comme nous venons de le lire, ainsi : « presque toujours aussi ces infanteries commençaient le feu de beaucoup trop loin »… à Austerlitz, que voit-on ? Les Français arrivent sur le plateau de Pratzen en colonnes serrées, les divisions s’y déploient, l’artillerie est mise dans les intervalles, et un combat de feu très vif est engagé avec les Russes et les Autrichiens ; à Iéna ou à Auerstaedt, à Friedland, encore, les Français se déploient pour faire feu, se ploient pour charger les points choisis des lignes ennemis, se forment en carrés pour repousser la cavalerie, etc.

Les colonnes lourdes de plusieurs bataillons, on les trouve en Espagne et à Waterloo. Veut-on dire que les lignes autrichiennes ou prussiennes ne puissent pas les arrêter par leur feu de la même manière que les lignes anglaises ? La différence réelle, n’existe-t-elle plutôt dans les têtes des généraux français qui agissent d’une manière très efficace en 1805 ou en 1807 contre les Russes ou Autrichiens, et qui cherchent des moyens mécaniques et très douteux en Espagne, pour une raison ou pour une autre, en tout cas par leur incapacité, peu d’orientation, fausses idées…? En 1813 en Saxe ou en 1814 en France voit-on la même tactique dite alors (à tort) « française », c’est-à-dire les colonnes profondes chargeant les lignes ennemies à la baïonnette, qu’en Espagne contre les Anglais ? Non, encore, on voit les bataillons déployés faisant un feu plus ou moins efficace, des ordres mixtes, des tirailleurs, selon ce qui est exigé par la situation.

Dire que les Autrichiens commencent leur feu trop tôt contre les Français, tandis que les Anglais, avec leur sang-froid, attendent, font un feu de deux rangs de très près et lancent des tirailleurs contre les flancs français, c’est un raccourci très discutable. A Waterloo, les colonnes du 1er corps marchent à travers la vallée sous un feu très vif de tirailleurs et de l’artillerie anglaise, et reçoivent des décharges des bataillons anglais déployés derrière la crête, essaient de se déployer à leur tour, et sont écrasées. C’est une belle position défensive, c’est un mauvais choix de formation d’attaque, c’est une attaque mal dirigée, mal préparée, mal assurée, mal développée. Comme dans beaucoup d’affaires d’Espagne. Les Anglais n’y font rien de très spécifique. Ils choisissent une belle position et mettent leur infanterie de ligne derrière la crête pour la protéger contre le feu de l’artillerie française, pour les cacher aux yeux des ennemis et pour rendre ainsi les combinaisons des généraux adversaires plus difficiles. Ce sont en suite les mauvaises dispositions de certains généraux français (ou de Napoléon) qui font échouer toute action contre ces positions, non pas des manœuvres anglaises, voire une « nouvelle manœuvre ».

Un seul bataillon en colonne serrée marchant contre un bataillon autrichien déployé serait sans aucun doute aussi tout de suite pris de flanc par des pelotons détachés. Mais connaissons-nous des exemples concrets d’une telle situation ? C’est de la pure théorie. Certains historiens anglais arrivent même à « démontrer » que 800 fusils du bataillon anglais formé sur deux rangs font un feu beaucoup plus efficace que les 180 fusils des deux premiers rangs de la division de la tête d’une colonne serrée française. Bravo, mathématiciens ! Mais personne ne se ploie en colonne pour faire feu : on se ploie en colonne pour manœuvrer, pour marcher en bon ordre, pour passer les défilés, pour occuper moins d’espace, etc. La manœuvre en colonne serrée, c’est un moyen. On peut s’en servir bien, on peut s’en servir mal.

Ce que nous voyons aussi souvent en Espagne ou à Waterloo, c’est généralisé, par Chambray, et par d’autres historiens ou théoriciens militaires, sous un titre de « tactique française ». A notre avis c’est très faux, et surtout il ne faut pas s’y baser pour condamner les manœuvres en colonnes serrées qui sont, par les mêmes historiens, et de la même manière superficielle, « célébrées » comme le point progréssif de la tactique révolutionnaire dans les années 90 du 18e siècle, pour être ridiculisées plus tard en Espagne et à Waterloo par les Anglais. Ce qui fait la différence en réalité, ce n’est pas une « nouvelle manœuvre » des Anglais ou une incapacité des Autrichiens ou des Russes de faire un feu efficace, c’est tout simplement une tactique érronée de certains généraux : insister sur l’ordre profond et jetter mécaniquement des monstres de colonnes trop complexes contre la « thin red line », ce n’est pas une « tactique française », c’est une mauvaise tactique de certains généraux français. (JS)